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Un homme entre dans une pièce sur la note
résonnante du piano, le mouvement de la porte, le déplacement de l’air, déjà
son odeur le précède, son image. Une baignoire se remplit, le son de l’eau qui
chute, le déversement et la fumée dans la pièce un peu froide, la solitude face
au miroir, il regarde son corps, le vieillissement de sa peau. Le reflet d’un
visage, quelques détails lui ont échappé sur le temps qui a passé, la course.
Le bruit trouble l’image que je tente de voir, un caillou lancé dans l’eau de
la baignoire. Trop de paroles, le plancher peint en blanc, les murs faïencés,
la vapeur d’eau, un tas de vêtements sales, un corps nu dans la fixité, un
lavabo, un verre et le nécessaire à se laver l’intérieur de la bouche, l’eau
claire. La nudité à partir d’un certain âge, le temps nécessaire à l’intime
d’un homme nu de se voir tel qu’il est, ne pas se voir grandir, traverser la
vie dans l’inconscience du changement, par manque d’attention et de recul,
l’affaiblissement des forces, l’accumulation des peurs face à la souffrance, ne
plus être que l’ombre de nous-même. Le chemin parcouru dans la noyade, ne plus
comprendre même l’utilité de cette nudité, refuser cette image, la vieillesse
des hommes seuls. Dans cette salle de bains, sans le regard et ce recul
nécessaire, je ressens une solitude intense à l’évocation du rasage imprécis,
les yeux s’éloignent de nous, saccadant ces gestes répétés des milliers de
fois, la coupure inévitable, où se situe le passage, pendant une nuit ou sur la
longueur du temps, insidieusement. Je n’ose imaginer cette solitude, ce temps
qui s’allonge en n’ayant rien réglé de toute la distance parcourue, ce moment
de vérité silencieux où nous savons, je suis à la charnière, je pense aux
exactions commises, aux distractions, je demande de l’attention. Je ne
comprends pas pourquoi cet éloignement, pourquoi cet homme que je connus jeune
encore s’éloigne de moi autant, sa salle de bain n’est pas celle que je vous
décris, il n’écoute pas de piano et pourtant il est présent, inlassablement je
vois son visage, comprendre ce qui nous sépare au milieu de ce
qu’inévitablement nous lie, debout au milieu des solitudes, loin l’un de
l’autre et proche à la fois, si proche. Le détestement de ne pouvoir faire
mieux, incapable de faire le pas, une relation qui existe et que nous tentons
de nier, le piano continue de jouer et cet homme se noie, c’est peut-être moi
qui me noie, l’image de cet homme que je ne supporte pas. La solitude
insupportable de l’invention d’une vie, les rapports humains d’un homme qui a
peur, qui se cache et se maquille d’une virilité illusoire qui ne trompe que
les avilis. Je pleure, conscient que je suis de la souffrance de sa condition,
de l’image qui s’effrite, de la couleur qui s’écaille sur un portrait tronqué
des défauts, j’ai tellement voulu croire en sa perfection, un homme seul, un
chef de file ayant perdu son armée, je le vois marcher, s’éloigner, les images
de lui, précises. Je ne lui en veux de rien, nous sommes tous incapables de
nous oublier suffisamment, il restera un travailleur assidu, un bâtisseur, une
force de conviction ne lui autorisant rien de plus que de croire au travail, au
détriment de lui et du reste. L’état des lieux, il faudra que je m’arrange, le
moment de la dépendance de l’amour de ceux que nous n’avons pas vus durant tout
ce temps, l’incompréhension qu’ils ne comprennent pas, ceux-là, à qui je
penserai avoir tout donné. La mémoire solitaire.
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